Le dîner est servi sur la table. Des couleurs partout, tant sur la nappe aux motifs d’oliviers que dans le plat. Un sublime tian de légumes trône au milieu de la table dans son plat en terre cuite émaillé. Le rouge flamboyant des tomates, le vert clair des courgettes de Nice, les meilleures qui soient, les tranches bien fines de pomme de terre, les oignons rouges profond. Toutes ces jolies couleurs rangées, bien serrées les unes contre les autres. Même si mon humeur est toujours aussi maussade, je ne peux qu’apprécier ces couleurs. Elles me font du bien, me montrent encore et encore que malgré tout ce que nous faisons endurer à la terre, elle nous promet encore ses fruits.
« Il était temps ! Où étais-tu passée ? » La réponse était évidente. On me laissait partir sans rien me dire et je devais tout expliquer à mon retour. Il n’en serait rien. Je n’ai pas à me justifier. Si tout le monde est là c’est grâce à moi. On dirait que c’est mon égo qui parle, mais c’est vrai, tout a commencé avec moi. Avec cet accident qui a changé nos vies. La mienne mais aussi celle des autres, celles de tout un pays. Je parle évidemment de l’accident nucléaire de la centrale du Bugey. Non vous ne rêvez pas, j’ai survécu à un accident nucléaire.
« Anna, je te parle !
-Oui, tu sais bien la forêt … »
Les yeux levés au ciel, ma cousine, mon ainée de 20 ans me sert une part de tian. Le petit Marceau sort de la cuisine, enjoué. Il vient se blottir contre moi. C’est la seule personne de la maison qui réussit à me faire sourire. Son insouciance me fascine toujours. Et pourtant je suis sure qu’il ressent sous sa peau les alertes lancées par la nature. Marceau a eu une leucémie il y a 5 ans. Depuis, il est resté un peu chétif, comme s’il allait toujours avoir l’air malade. L’accident nucléaire n’y est pour rien, du moins dans son cas. Sa mère avait décidé il y a longtemps de venir s’installer ici.
Ma mère sort aussi de la cuisine et m’embrasse sur le front avant de s’asseoir. Elle tend son assiette à ma cousine qui remplit les assiettes.
« Ça vous tenterait une balade digestive dans la forêt après manger ? »
Même Marceau semble surpris par ma question mais il hoche la tête.
« Tu me montreras les fées ?
-Evidemment, ce sera le moment idéal, celui où l’on entend tous les bruits de la forêt, tu vas adorer. »
Ce projet n’a pas l’air de réjouir Aurore, sa mère qui depuis deux ans ne sort presque plus de la maison et de la coursive. C’est ma mère qui va chercher les légumes au jardin et le lait chez le voisin. Aurore fait à manger et gère les récupérateurs d’eau dispersés tout autour de la maison.
Le froid commence à tomber, Marceau a la chair de poule, moi aussi, heureusement que le tian nous tient chaud. Il y a quelques œufs durs, la seule source de protéine que nous trouvons alentours. Nous avons essayé les lentilles, mais que c’est difficile à cultiver. Trop d’insectes et d’animaux les adorent. Mais il y a d’autres options, chaque jour nous essayons d’en trouver de nouvelles. Cet été, nous avons essayé le sorgo, non pas pour les vaches, nous n’en avons pas, mais pour nous. Pas besoin de tonnes d’eau pour le cultiver et c’est aussi nourrissant que le riz. Je suis en colère quand je constate que le maïs lui est toujours préféré. C’est contre-productif… Aurore voulait continuer avec le maïs, comme elle l’avait toujours vu chez les agriculteurs voisins. Mais je ne lui ai pas laissé le choix. C’était sorgo ou je partais. Elle ne voulait pas se priver de ma présence, même si mes idées la dérangeaient, lui faisaient peur. Il a fallu la menacer pendant de nombreux mois pour qu’elle accepte de me laisser en charge des choix agricoles.
Les assiettes sont vides. Il est temps d’aller marcher.
A suivre …

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